En ces temps, on murmure que le Panthéon subissait une phase des plus troubles. Les querelles entre les Dieux n'avaient jamais été aussi fortes, et tous se désintéressaient d'IDEO, où l'homme n'avait pas encore été créé.
On raconte que les alliances et les mésententes changeaient à chaque heure, et que tous employaient les armes à leur disposition pour préserver leurs intérêts.
Ainsi, si certains murmurent qu'à cette époque Délémia usait allégrement de ses beautés, charmait pour rallier à sa cause, d'autres affirment que la Déesse de l'Illusion paraissait réellement éprise d'un être dont elle préservait jalousement l'identité, de peur qu'on ne retourne ses doux sentiments contre elle.
Dans tous les cas, nul ne fut surpris si un jour naquit un fruit de ses entrailles. D'un amour sincère ou d'une étreinte d'un soir, par passion ou par calcul... nul ne le saura jamais.
C'était un enfant magnifique, aux yeux vairon, à la peau dorée comme le sable et aux cheveux blancs comme la neige. Le jeune garçon fut nommé Cirrus, et grandit dans un contexte de guerres intestines.
Les Dieux se déchiraient plus que jamais, déchaînés dans l'espoir d'accaparer quelques parcelles supplémentaires d'influence dans le Panthéon humain, et s'ils remarquèrent la naissance de Cirrus ils s'en désintéressèrent bien vite...
Toutefois, loin de ce tumulte, on murmure qu'Azolth éduqua l'enfançon Divin, pour qui il s'était mystérieusement pris d'affection. Nul ne sait si Délémia fut une bonne mère et si elle participa à l'instruction de Cirrus, toujours est-il que Cirrus grandit, et devint plus splendide que ne peut le concevoir un quelconque mortel. Ses cheveux immaculés étaient longs et cotonneux, son teint demeurait halé en tout temps, et tandis que l'un de ses yeux évoquait sans détour la noirceur de la saison de la nuit l'autre rappelait tendrement la beauté d'un ciel bleu au meilleur de la saison du zénith.
Il était beau comme seuls les Dieux peuvent l'être, et aurait pu ravir le cœur de n'importe quelle créature qui peuple aujourd'hui nos terres.
Et c'est ainsi que lorsque Cirrus eut l'âge de raison, on lui confia sans détour le pouvoir des nuages.
C'était, dit-on, un Dieu sage, malgré son caractère récent de Divinité mineure du Panthéon et ses origines obscures. Il régna sur les nuages durant des dizaines de cycles, veillant à la bonne succession des saisons. En ces temps ancestraux, la mer des Sirènes n'existait pas, et il s'étendait à sa place une immense étendue glacée. La légende veut que Cirrus, dans sa grande bonté, dota cette terre infertile d'un splendide verger, où ses soins et le climat toujours clément firent émerger un paradis terrestre. Un paradis terrestre à l'image de Cirrus, à l'image de sa mère Délémia et de son mentor Azolth ; un Paradis beau et doux, changeant et désirable.
Mais si les cycles avaient permis à Cirrus de faire quelques merveilles, ils n'arrivèrent pas à calmer la colère des Dieux ni à endiguer la guerre sans pitié qu'ils se livraient. C'est ainsi qu'un jour, Cirrus fit l'objet de la plus cruelle des vengeances... Sans doute voulait-on atteindre par son biais sa génitrice, à moins que la vile action ne fût commise par simple jalousie ou mesquinerie gratuite.
Le jeune Dieu disparut soudainement.... Durant des jours, des nuits entières, on dit que des cavaliers d'ombre furent dépêchés aux quatre coins du Panthéon pour retrouver Cirrus. On murmure que pendant ces interminables recherches, les nuages ne cessèrent de gronder, envoyant sur IDEO rafales et foudres, grêle et tourbillons.
On susurre que les disputes se turent, que tous retinrent leur souffle, et que le temps même en fut menacé... Car tous les regards s'étaient tournés vers le désespoir d'une absence, car toutes les forces s'étaient alliées pour retrouver un petit être que les plus grands avaient finalement appris à aimer.
Sans doute l'un des Dieux joua alors parfaitement la comédie, car nul n'ignore qu'il faut un pouvoir bien puissant pour cacher et retenir contre sa volonté un Dieu mineur. Et bien plus encore pour lui nuire physiquement... et pourtant...
Cirrus fut retrouvé. Etendu au cœur de son jardin... Agonisant. Son si beau visage avait été ravagé, sa langue irrémédiablement coupée et de multiples signes indiquaient que le malheureux avait été longuement et patiemment torturé.
Sans doute le kidnappeur n'avait-il pas eu le temps de finir son œuvre, d'extirper la dernière parcelle d'immortalité à sa victime, et l'avait abandonnée là pour ne pas être pris, apeuré par la ferveur que la disparition de Cirrus avait entraînée.
Sans perdre l'ombre d'une seconde mortelle, on porta Cirrus à sa mère... Le mythe veut que Délémia, habillée en veuve et le visage entravé d'un voile, pleura une lune entière sur le corps de son fils, et, aidée d'Azolth, enferma dans ses larmes le dernier souffle du Dieu des nuages.
Les larmes de la Déesse coulèrent sur IDEO au cœur du verger qu'avait créé Cirrus et, mêlées à une pluie torrentielle, elles formèrent la Mer des Sirènes. Une immense et magnifique mer, dans laquelle fut scellée à jamais l'âme rendue muette par la torture de Cirrus.
Le merveilleux verger fut englouti par les flots grondants, et IDEO fut à jamais privée d'un de ses paradis terrestre.
En hommage à l'amour que lui porta sa mère, ce qu'il resta de Cirrus -erzat d'âme en souffrance- créa les Sirènes, créatures mythiques à la beauté éternelle qui n'ont de cesse de se venger des hommes. Sans doute imprégné des enseignements d'Azolth, Cirrus fit également de la Mer une étendue imprévisible et changeante.
Les marins aiment ainsi à prier Délémia ou Azolth lorsqu'ils partent en mer, pour s'attirer indirectement les bonnes grâces de Cirrus.
Certains disent que la divinité qui tourmenta Cirrus était un Dieu mineur oublié depuis longtemps, d'autres murmurent qu'il n'y a là qu'une machiavélique machination de la Déesse de la Manipulation, qui aurait elle-même, sous le couvert d'une fausse identité, torturé l'enfant et planifié sa transformation pour s'octroyer une influence sur les flots.
Et c'est ainsi qu'il est courant, lorsque la mer gronde et que les vagues éclatent avec violence sur les rochers, que les pêcheurs affirment entendre la voix de Cirrus leur murmurer de façon inarticulée le nom de son bourreau à l'oreille ou jurent distinguer des cris de douleur dans le fracas des embruns.
C'est également depuis ce jour que l'expression "les bons fruits d'une pêche" est répandue, faisant référence aux poissons qui ne seraient en réalité que les fruits du verger de Cirrus métamorphosés.
(Plusieurs versions de cette histoire demeurent connues, selon lesquels Azolth joue un rôle plus ou moins important ou encore le tortionnaire de Cirrus, démasqué, prend les traits de Keldar.
La version citée en ces pages reste tout de même une des plus populaires.)